Friday, February 07, 2014

Jason, Scarlett et les bulles de la controverse...

AVANT-PROPOS: Il y a deux jours, je faisais parvenir le texte qui suit au quotidien "La Presse" à Montréal en leur proposant de le publier dans la section "opinions".
Quelques-uns de mes billets ont déjà été publiés dans ce journal, alors que d'autres n'ont pas été retenus. Avec le temps, j'arrive à prédire le sort de mes missives avec plus de précision. Et comme je l'avais prévu en relisant mon papier avant de l'expédier, celui-ci ne semble pas avoir trouvé grâce aux yeux des éditeurs de "La Presse". Je pense qu'en le lisant, vous comprendrez ce qui aurait pu inquiéter les journalistes...
Fort heuresusement, il nous reste les blogues, les médias sociaux et les amis.
Alors n'hésitez pas: si vous aimez, faites circuler.

S.B. Samman



           (Source: The Guardian - Photographe: Rex)
 

Jason, Scarlett et les bulles de la controverse...


Que les puristes, les diplomates en herbe et autres bienpensants me pardonnent pour le titre plutôt badin de mon papier…mais l'affaire baigne dans une telle superficialité qu'elle mérite bien ce traitement plutôt léger. Après tout, c'est une affaire de bulles. Une affaire qui mêle une jolie actrice hollywoodienne, un fabricant de mélangeur de boissons gazeuses, une pub télé diffusée au cours du Super Bowl et les commentaires, par le biais d'un enthousiaste message sur Twitter, d'un ardent supporter du fabricant de machines à boissons.
Sauf que…la politique s'en mêle: la star hollywoodienne Scarlett Johansson fait la promotion de «SodaStream», dont le fabricant se trouve en Israël dans la zone industrielle de Mishor Adumim, une zone proche de Jérusalem et située dans les nouvelles colonies israéliennes internationalement contestées, y compris par les États-Unis, le plus fervent défenseur de l’état d’Israël. De plus cette brave Scarlett est porte-parole d’Oxfam, une ONG clairement opposée au développement sans bornes de ces colonies. Et pendant que ladite ONG vire Scarlett et que l’affaire prend une tournure de désapprobation mondiale, le farouche supporter qui n'est autre que Jason Kenney, notre bon Ministre Fédéral de l’Emploi fraichement rentré d’Israël, ne trouve rien de mieux que de venir nous annoncer qu'il adore son nouveau siphon qu’il vient d'acheter dans un magasin de La Baie d’Hudson.

Tout ceci peut paraitre presque drôle jusqu'à ce que nous mettions un peu d'ordre dans ce médiocre vaudeville.

Commençons par monsieur SodaStream. Que celui-ci décide que pour vendre sa machine à bulles chez nos voisins du sud, rien ne vaut mieux que de dénicher une jolie star hollywoodienne qu’il placerait dans une pub au cours du Super Bowl, cela n’a rien de particulièrement novateur. D’autres limonadiers l’ont déjà précédé dans cette subtile démarche. Je ne discuterai pas de ses arguments de vente; ceux-ci ont probablement été pondus par de brillantissimes stratèges en communication. Et si le public est assez crédule pour accepter la proposition que Soda Stream c’est « moins de sucre et moins de bouteilles »,  bravo pour les vertueux stratèges.

Quand à la chère Scarlett, le plus déplorable c’est qu’elle ait troqué avec une facilité effarante son rôle de porte-parole auprès de l’ONG Oxfam. Ambassadrice de cette ONG humanitaire depuis 2007 et ayant directement et activement contribué à ses programmes au Sri Lanka, au Kenya, en Inde, à Haïti, en Éthiopie et en Afrique de l’Est parmi bien d’autres pays, elle ne pouvait ignorer la position d’Oxfam à l’égard de SodaStream. L’ONG considérait cette société comme responsable d'un «business qui alimente la pauvreté et va à l'encontre des droits de la communauté palestinienne». Mais soyons réalistes, le fait est que madame Johansson s’est mise dans une situation fort embarrassante et devait faire face à un choix cornélien : Hollywood ou la bienfaisance ? Inutile de s’attarder sur ses états d’âme ; ceux-ci n’ont pu ni se prolonger ou encore faire fi des pressions en tous genres qu’elle a dû subir. Diable ! Il fallait trancher. Alors après avoir mémorisé quelques arguments superficiels, savamment concoctés par des relationnistes très peu au fait du contexte politique et historique, elle fait le choix évident. Adieu les années de gloire où, sans maquillage, en débardeur et jeans délavé, elle baroudait d’un continent à l’autre et venait à la défense des femmes battues ou des enfants affamés ; elle remet ses paillettes et rentre au bercail.

Et maintenant, venons-en à notre Ministre de l’Emploi. Le ministre Kenney tout comme le premier ministre Stephen Harper, est un ardent et radical défenseur d’Israël. Jusque là, c’est bien son droit, même si un nombre grandissant d’états, y compris les États-Unis, prennent aujourd’hui une position plus balancée à l’égard du douloureux problème Israélo-Palestinien qui s’éternise depuis 65 ans.  Mais je trouve bien curieux qu’il aille jusqu’à ridiculiser une des plus importantes ONG au monde, œuvrant partout où traine la misère, en la remerciant pour lui avoir fait connaitre son mélangeur de soda fraichement acquis. Dans une entrevue sur Sun TV,  le Ministre Kenney enfonce le clou en tenant des propos étonnants : « j’abandonne Oxfam comme œuvre de bienfaisance et je deviens le nouveau client de SodaStream ».
Même si Monsieur Kenney s’oppose au boycott des entreprises israéliennes installées dans les colonies, mettre à un même niveau une marque commerciale et une ONG d’envergure mondiale me semble une pure incohérence. Et continuer à faire fi des efforts de la communauté internationale dans sa recherche de solutions au problème des palestiniens est absolument étonnant; monsieur Kenney ne peut certainement pas ignorer que l’expansion des colonies en Israël demeure un frein à tout effort de paix. Mais les faits sont là : notre gouvernement conservateur a abandonné depuis fort longtemps le rôle conciliateur du Canada, nous éloignant ainsi de l’enviable image de promoteur de paix et d’harmonie dont nous jouissions.
Le Canada que j’ai choisi, avec enthousiasme et conviction, comme suppléant au pays natal il y a bientôt 40 ans est méconnaissable aujourd’hui.
La primauté des valeurs humaines, le comportement balancé et positif sur la scène internationale;  l’impartialité,  la compassion et la tolérance  qui formaient le tronc d’une enviable réputation semblent bien loin.

Et comme tant d’autres, je suis las, frustré, écœuré.

Selim-Bernard Samman
Montréal